24.

Ils se tenaient tous plus ou moins en cercle dans la brume. Mais quel était ce bruit grinçant ? Était-ce le tonnerre ?

C’étaient des gens les plus dangereux et patibulaires qu’il ait jamais vus. Ils avaient en partage l’ignorance et la pauvreté. Ces pauvres diables avaient tous des infirmités ou des imperfections : un bossu, un homme au pied-bot, un enfant aux bras trop courts, et tous les autres, avec leurs visages émaciés, hirsutes, difformes et effrayants, vêtus de guenilles grises et marron. Le bruit grinçant persistait. Il était trop monotone pour que ce soit le tonnerre. L’entendaient-ils ?

Le ciel était chargé au-dessus d’eux et pesait lourdement sur le tapis verdoyant de la vallée. Les pierres étaient bien sculptées, le vieil homme d’Edimbourg avait dit vrai. Elles étaient gigantesques et disposées en cercle.

Il s’assit, fut pris de vertige, et dit :

— Ma place n’est pas ici. Ce n’est qu’un rêve. Je dois retourner chez moi. Je ne peux pas me réveiller ici. Mais je ne sais pas comment repartir.

— Nous aimerions vous aider, dit l’un d’eux.

C’était un homme de haute taille aux cheveux gris flottant au vent. Sortant du cercle, il fit un pas en avant. Il portait un haut-de-chausse noir et sa bouche était entièrement dissimulée par une moustache grise. Seul le bord de sa lèvre était visible lorsqu’il parlait de sa voix de baryton.

— Mais nous ne savons pas qui vous êtes ni ce que vous faites ici, ajouta-t-il. Nous ne savons pas d’où vous venez ni comment vous renvoyer chez vous.

Il s’exprimait en anglais, en anglais moderne. Tout cela ne collait pas du tout. C’était un rêve.

Mais qu’est-ce que ce grincement ? Je connais ce bruit.

Il avait envie de tendre le bras pour l’arrêter.

Je connais ce bruit.

La pierre la plus proche de lui devait faire six mètres de haut. Elle était irrégulière, telle une énorme épée grossière plantée dans le sol. Elle représentait des rangées de guerriers armés de lances et de boucliers.

— Les Pictes, dit-il.

Ils le regardèrent comme s’ils ne comprenaient pas.

— Si nous vous laissons ici, dit l’homme aux cheveux gris, les Petites Gens pourraient venir. Ce sont des êtres haineux. Ils vous emmèneront. Ils essaieront de faire de vous un géant et revendiqueront le monde. Vous avez le sang en vous, vous savez.

Soudain, un bruit de sonnerie retentit entre l’herbe grasse et la voûte de nuages gris en fusion. Il lui sembla familier. Il couvrait celui du grincement incessant.

— Je sais ce que c’est ! s’écria-t-il.

Il essaya de se lever mais retomba dans l’herbe humide. Ils regardaient ses vêtements d’une drôle de façon. Ils étaient si différents des leurs !

— Je suis à la mauvaise époque ! Vous entendez ce bruit ? C’est un téléphone. Il essaie de me ramener chez moi.

Le grand homme s’approcha. Ses genoux nus étaient crasseux et ses longues jambes marbrées de saleté. On aurait dit qu’il s’était aspergé d’eau boueuse et l’avait laissée sécher. Ses vêtements étaient d’une crasse repoussante.

— Je n’ai jamais vu les Petites Gens de mes propres yeux, dit-il, mais je sais qu’il faut les craindre. Nous ne pouvons pas vous abandonner ici.

— Laissez-moi tranquille ! Je vais m’en sortir tout seul. Ce n’est qu’un rêve. Ne vous occupez pas de moi et fichez le camp. J’ai des choses à faire ! Des choses extrêmement importantes !

Cette fois, il réussit à se lever mais tomba à la renverse. Il sentit les lattes du parquet sous ses doigts. Le téléphone continuait de sonner. Il essaya d’ouvrir les yeux.

La sonnerie s’interrompit. Non, il faut que je me réveille, se dit-il. Il faut que je me lève. N’arrête pas de sonner, je t’en prie, n’arrête pas ! Il ramena ses genoux à la hauteur de sa poitrine et se mit à quatre pattes. Le bruit grinçant. Le Victrola ! La petite aiguille du bras était arrivée en bout de course et grinçait en attendant qu’on la remette sur le droit chemin.

De la lumière aux deux fenêtres. Ses fenêtres. Et puis le Victrola sous la fenêtre d’Antha, avec les lettres « Victor » gravées en doré sur le couvercle de bois ouvert.

Quelqu’un montait l’escalier.

Il se mit debout. Sa chambre. Sa table à dessin, son fauteuil. Ses rayonnages remplis de livres. L’Architecture victorienne. L’Histoire des maisons à charpente de bois en Amérique. Mes livres.

On frappa à la porte.

— Monsieur Mike, vous êtes là ? Monsieur Mike, c’est M. Ryan au téléphone !

— Entre, Henri, entre !

Henri entendait-il sa peur ? Savait-il ?

Le bouton de la porte tourna comme s’il était vivant. La lumière du palier pénétra dans la pièce. Le visage d’Henri était si sombre en contre-jour que Michael ne le voyait pas.

— Monsieur Mike, il y a de bonnes et de mauvaises nouvelles. Elle est en vie. On l’a retrouvée à Saint Martinville, en Louisiane, mais elle est malade, très malade. Il paraît qu’elle ne peut ni bouger ni parler.

— Mon Dieu ! on l’a retrouvée. On est sûr que c’est elle ?

Il passa en courant devant Henri et se précipita dans l’escalier. Henri lui emboîta le pas et tendit la main pour le retenir lorsqu’il manqua de tomber.

— M. Ryan arrive. Le médecin légiste a appelé de Saint Martinville. On a trouvé ses papiers dans son sac. Elle correspond à la description. Ils disent être certains que c’est le Dr Mayfair.

Eugenia était dans la chambre, le combiné du téléphone à la main.

— Oui, monsieur. On l’a retrouvée.

Michael prit l’appareil.

— Ryan ?

— Elle est en route, dit la voix calme à l’autre bout de la ligne. Une ambulance la transporte directement à l’hôpital de la Pitié. Elle y sera dans une heure s’ils font vite. Michael, les choses ne se présentent pas bien. Elle n’a aucune réaction. Tout indique qu’elle est dans le coma. Nous essayons de joindre son ami, le Dr Larkin, à l’hôtel Pontchartrain. Mais nous n’obtenons aucune réponse.

— Qu’est-ce que je dois faire ? Où dois-je aller ?

Il avait envie de prendre sa voiture et de rouler vers le nord jusqu’à ce qu’il croise l’ambulance, de faire demi-tour, de traverser le terre-plein central et de la suivre dans l’autre sens. Une heure !

— Henri, va me chercher ma veste et trouve mon portefeuille. En bas, dans la bibliothèque. J’ai laissé mes clés et mon portefeuille par terre.

— Hôpital, de la Pitié, dit Ryan. Ils sont prêts à l’accueillir. À l’étage Mayfair. Nous nous retrouvons là-bas. Est-ce que vous avez vu le Dr Larkin ?

Michael enfila sa veste en une seconde et avala d’un trait le verre de jus d’orange qu’Eugenia lui tendait. Elle lui rappela en termes non équivoques qu’il n’avait pas dîné et qu’il était 11 heures du soir.

— Henri, va chercher la voiture. Grouille-toi !

Rowan vivante. Rowan à l’hôpital de la Pitié dans moins d’une heure. Rowan de retour. Nom de Dieu ! Je le savais, je le savais. Mais pas comme ça !

Il se hâta vers le hall d’entrée, prit ses clés des mains d’Eugenia et enfouit son portefeuille dans sa poche. L’étage Mayfair. Là où on l’avait mis après sa crise cardiaque, où on l’avait attaché à des machines dont il écoutait le ronronnement. Ou plutôt, le grincement. Comme celui du Victrola. Bientôt, elle allait s’y trouver à son tour.

— Écoute-moi bien, Eugenia. Il y a quelque chose de très important que tu dois faire. Va dans ma chambre. Tu vas trouver un vieux Victrola par terre. Remonte-le et fais démarrer le disque. D’accord ?

— Maintenant ? À cette heure-ci ? Et pour quoi faire ?

— Fais-le, c’est tout ce que je te demande. Descends-le dans le salon, ce sera plus pratique. Oh, et puis non ! C’est trop lourd pour toi. Tu montes, tu passes le disque plusieurs fois et tu vas te coucher.

— Votre femme a été retrouvée, elle est vivante, vous partez à l’hôpital pour la voir, vous ne savez même pas dans quel état vous allez la trouver et vous me demandez de passer un disque sur un phonographe ?

— Exactement. Tu as tout compris.

La voiture arriva, tel un énorme poisson sombre glissant entre les chênes. Il descendit les marches en courant tout en lançant à Eugenia :

— Vas-y ! Elle est vivante !

Il grimpa à l’arrière de la limousine et, avant d’avoir claqué la portière, ordonna à Henri de démarrer.

— Elle est en vie ! Elle est vivante. Elle va m’entendre. Je vais lui parler et elle me racontera ce qui s’est passé. Seigneur ! Julien, elle vit. L’heure n’est pas encore venue.

Tandis que la voiture prenait la direction de Magazine Street, vers le centre-ville, le reste du poème lui revint en mémoire, telle une suite de mots sombres. Il entendit la voix de Julien, dont le charmant accent français enluminait les lettres, comme les moines du Moyen Age lorsqu’ils les peignaient en rouge et en doré et les décoraient de motifs et de feuilles minuscules.

 

Gare aux observateurs l’heure venue.

Chasse les docteurs hors de ta vue

Les érudits le mal nourriront

Et les savants l’admireront.

 

— Vous ne trouvez pas ça horrible ? disait Henri. Toutes ces pauvres femmes mortes de la même façon. Vous vous rendez compte ?

— Mais de quoi parles-tu ? interrogea Michael. Quelles pauvres femmes ? Quelle heure est-il ?

— 11 h 30, patron. Je vous parle des femmes Mayfair. La mère de MlleMona est morte dans les beaux quartiers et la pauvre MlleEdith dans le centre-ville et je ne me rappelle pas le nom de l’autre ni de celle de Houston ni de l’autre encore.

— Tu veux dire que toutes ces femmes sont mortes ?

— Oui, patron. Toutes de la même façon, a dit MlleBéatrice. M. Aaron a téléphoné. Tout le monde a téléphoné. Nous ne savions même pas que vous étiez à la maison. Les lumières étaient éteintes là-haut. Comment est-ce que j’aurais pu savoir que vous étiez endormi sur le plancher ?

Henri raconta l’avoir cherché dans toute la maison, avoir donné des ordres à Eugenia et être sorti pour continuer à chercher, etc. Michael n’entendait plus. Il regardait défiler les vieux immeubles de brique de Magazine Street. Et il entendait le poème.

 

Dans la souffrance ils trébucheront

Le sang et la peur ils connaîtront.

 

L'heure des Sorcières
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